Uber et le droit : deuxième
Dans une précédente note, je discutais la question de savoir si le droit de la concurrence pouvait aider à pénétrer un marché dont l’accès était fermé par le législateur. Je m’intéressais alors plus particulièrement au cas d’Uber et à d’autres acteurs en vogue de « l’économie du partage » (Djump, AirBNB, etc.)[1]. La note a atteint une certaine audience, pour être même citée dans une étude du Centre Jean Gol, le groupe de recherche du MR, consacrée à la Réforme du secteur de transport des personnes.
L’actualité récente justifie de revenir sur le sujet.
En ce qui concerne Uber et les nouveaux prestataires de services de transports de personnes, il me semble qu’il faut distinguer :
- d’une part, l’entrée sur le marché ; et,
- d’autre part, la manière dont Uber se comporte sur le marché.
1. L’entrée d’Uber sur le marché est-elle légale ?
Dans tous les États européens, on constate que l’entrée d’Uber est combattue par les sociétés de taxis sur la base d’un cadre légal souvent ancien, établi à une époque où la technologie aujourd’hui en cause – la géolocalisation et les applications smartphones – n’existait pas.
Les décisions de justice qui interdisent Uber sont fondées sur un cadre normatif qui est, de fait, rendu obsolète par l’évolution technologique.
Pourtant, tant que le cadre réglementaire n’est pas remis en cause, l’interdiction demeure. On sait que c’est notamment sur cette base que le Tribunal de commerce de Bruxelles a condamné Uber à cesser ses activités (Trib. comm. Bruxelles, 31 mars 2014).
Cette décision peut notamment s’expliquer par le fait qu’Uber s’est laissé condamner, en refusant de se présenter devant le Tribunal, qui, dans ces circonstances, a condamné Uber de manière quasi-automatique, « par défaut ».
Cette décision appelle deux commentaires intéressants.
- D’abord, constatons que sa condamnation n’arrête pas Uber.
Certes, certaines voitures Uber ont été saisies – d’ailleurs, plus souvent à l’initiative de la Région bruxelloise que des taxis – mais la décision est difficile à mettre en œuvre.
Quitte à obtenir l’interdiction d’Uber, les taxis devraient activement songer à demander au Tribunal bruxellois qu’il interdise également la commercialisation de l’application Uber, ou qu’il ordonne le blocage des transferts d’argent. De telles mesures ont notamment été prises en Espagne. Leur succès a été immédiat. À leur suite, Uber a annoncé se retirer du marché espagnol du transport de personnes[2].
- Toutefois, Uber pourrait également songer à se défendre.
De manière intéressante, le droit européen de la concurrence interdit aux États membres de réduire la concurrence sur le marché, sauf si cette restriction est (i) proportionnée à un (ii) objectif légitime de politique publique. Or, à ma connaissance, en l’état de la situation, la législation bruxelloise ne désigne pas clairement un objectif public légitime qui pourrait justifier que le nombre de licences de taxis soit limité. Il y a sans doute là une porte d’entrée pour Uber pour contester les restrictions à son entrée. Le droit européen ayant primauté sur le droit national, il existe un risque, si rien n’était fait, que le cadre légal bruxellois soit juridiquement remis en cause de manière opportuniste et désorganisée, là où une intervention du législateur serait plus adéquate. Une réforme du secteur est donc nécessaire.
De manière fort intéressante, on constate d’ailleurs que c’est sur la base de ces mêmes principes que l’Autorité française de la concurrence, et la Commission allemande des monopoles ont rendu, ces deux derniers mois, des avis favorables à une plus grande libéralisation du secteur des taxis. Ceci tend à confirmer qu’une réforme est nécessaire.
Face à cette situation, le Gouvernement bruxellois a récemment présenté une proposition de réforme du secteur du transport de personnes. Le programme annoncé hier dans la presse prévoit deux régimes : l’un pour les taxis traditionnels, et un autre pour les taxis travaillant sur la base d’une application pour smartphones. Un nombre réduit de taxis traditionnels peut être justifié au regard d’une bonne gestion de la voirie : il est justifié de limiter le nombre de taxis autorisés à se positionner dans une station de taxis ; de même il est justifié de limiter le nombre de véhicules qui peuvent bénéficier d’un accès aux voies prioritaires – faute de quoi, celles-ci n’auraient plus rien de prioritaire. De manière assez intéressante, un arrêt de la Cour de Justice de l’Union européenne a d’ailleurs confirmé que les voies prioritaires pouvaient être réservées aux taxis « officiels »[3].
Au regard du droit de la concurrence, cette proposition me semble être assez adroitement formulée. À suivre la ligne de démarcation tracée par la Région bruxelloise, il existe tout à la fois un objectif légitime : un nombre de taxis officiels, limité pour la bonne gestion de la voirie ; et une mesure proportionnée, dans la mesure où d’autres opérateurs de transports de personnes, comme Uber, pourraient malgré tout entrer sur le marché.
2. Quelles sont les limites au comportement d’Uber ?
Après la question de savoir si Uber peut entrer sur le marché, la deuxième question qui se pose est celle de savoir comment Uber est autorisé à se comporter sur le marché.
On constate en effet que dans d’autres États où Uber est déjà installé et est en concurrence avec des opérateurs dont le business model est très similaire (on pense à des opérateurs comme Lyft ou Sidecar), des pratiques commerciales extrêmement agressives sont mises en place.
Ainsi, on a pu lire dans la presse qu’Uber n’a pas de scrupules à tenter de désorganiser ses concurrents.
- On rapporte notamment des situations où Uber commanderait des centaines de fausses courses à ses concurrents, avec des faux clients, pour leur faire perdre de l’argent ;
- On rapporte encore des situations où Uber ferait du débauchage systématique des conducteurs de compagnies concurrentes, en vue de les encourager à rejoindre sa propre flotte. La concurrence s’exerce en effet non seulement au niveau des consommateurs, mais également au niveau du nombre de conducteurs à recruter.
Or, de telles pratiques sont très certainement des pratiques de concurrence déloyale, susceptibles d’être sanctionnées. La règle en la matière est toujours la même : il est licite de prendre des parts de marchés à ses concurrents en développant une activité efficace, mais il est interdit de déployer des stratégies visant à désorganiser de manière méchante l’activité d’un concurrent en particulier.
Dans un autre domaine, on a également pu constater qu’Uber appliquait des « tarifs d’heure de pointe (surge pricing) » : le prix de la course augmente lorsque la demande augmente et baisse dans le cas contraire. Dans certaines circonstances, les prix peuvent grimper jusqu’à 6 à 8 fois leur tarif normal.
Sur ce point, Uber se justifie en faisant valoir qu’une hausse de la rémunération incite un plus grand nombre de ses conducteurs à prendre le volant, afin de permettre à tous ses utilisateurs de trouver une voiture.
Certaines situations exceptionnelles mènent à des explosions des prix – notamment en situation de crise climatique (neige, verglas ou inondations) – dont le public et les médias s’émeuvent parfois, accusant Uber de profiter d’une situation de crise.
Le droit de la concurrence déloyale étant pour partie fondé sur la morale, les pouvoirs publics pourraient considérer réintroduire une réglementation des prix pour éviter les hausses de prix caractérisées, dues à une situation de crise.
Les différentes réflexions développées quant à l’entrée d’Uber m’ont amenées à être invité par Madame Fabienne VANDE MEERSSCHE dans son émission Midi Première/Le forum de midi.
Pour moi, ce fut une « Première ». Le duplex depuis Liège fut quelque peu acrobatique. Toute l’émission fut menée sur des chapeaux de roue, avec une présentatrice, quatre invités (dont le Ministre-Président bruxellois) et de multiples auditeurs intervenant concomitamment sur un sujet destiné à être bouclé en 25 minutes. Ce fut malgré tout une expérience fort intéressante. Le podcast de l’émission consacrée à Uber est disponible ici.
Suite à cette émission, l’hebdomadaire Ciné Télé Revue m’a également contacté pour un bref commentaire. La gloire frappe officiellement à la porte de votre serviteur.
Vous avez encore des questions ? Vous souhaitez une consultation complète ?
Contactez-nous[1] Il est sans doute impropre de parler d’ « économie du partage » en ce qui concerne la plupart de ces opérateurs. Pour une plus longue discussion de la question, voyez la Newsletter de mon Institut : N. PETIT, « Uber, Concurrent Déloyal ou Champion Libérateur de l’Économie du Partage ? », LCII Policy Brief, n° 3.
[2] Uber est condamné en Espagne et interrompt ses activités. A tout le moins momentanément. Dans l’intervalle, Uber fait dans le transport de paëlla.
[3] D’ailleurs, au sujet de cet arrêt, si quelqu’un comprend quoique ce soit à cet arrêt qui semble oublier quarante ans de jurisprudence, je serais intéressé à entendre des explications.