Uber : comment utiliser le droit de la concurrence pour faire tomber les restrictions légales à la concurrence?
Le Tribunal de commerce de Bruxelles a récemment interdit l’utilisation de l’application pour smartphones Uber, destinée à mettre en contact usagers et chauffeurs de voitures à louer. Saisi à la demande de la société Taxis Radio Bruxellois, le Tribunal a jugé qu’Uber était coupable d’actes contraires aux pratiques honnêtes du marché.
Le jugement du Tribunal de commerce cristallise les débats. Une confrontation verbale particulièrement stridente est ainsi survenue à son sujet entre la Ministre bruxelloise des transports et la Commissaire européenne en charge du numérique. Les lignes qui suivent présentent les règles applicables aux secteurs réglementés confrontés à l’apparition d’une concurrence nouvelle, facilitée par le numérique.
1. Uber : contexte et enjeux
D’abord, rappelons brièvement le conflit en cause et ses enjeux. Uber est une entreprise américaine financée par Google et en cours de lancement dans les principales villes du monde. Par géolocalisation, l’application pour smartphones Uber permet la mise en contacts de clients souhaitant être transportés en ville, et de conducteurs de voiture – souvent de simples particuliers souhaitant arrondir leurs fins de mois en faisant quelques courses. Uber gère également le paiement électronique : l’application débite la carte visa de l’usager, recueille une commission de 20% et transfert le reste au conducteur. On le devine aisément : en somme, Uber crée un système où des particuliers entrent en concurrence directe avec les entreprises de taxi traditionnelles. C’est d’ailleurs là son crédo. Dès l’origine, les créateurs d’Uber ont affirmé vouloir mettre à bas un corporatisme qui était à l’origine d’une limitation du nombre de taxis en circulation, et destiné à maintenir le prix des courses à un niveau artificiellement élevé.
Voyant ses activités menacées, la société Taxis Radio Bruxellois (ci-après « TRB ») a introduit une action judiciaire devant le Tribunal de commerce de Bruxelles en vue de faire cesser les activités d’Uber. Selon TRB, les activités d’Uber à Bruxelles sont contraires aux « pratiques honnêtes de marché », dans la mesure où Uber propose des courses « à des chauffeurs qui ne disposent pas de l’autorisation visée par l’Ordonnance bruxelloise sur 27 avril 1995 relative aux services de taxi ».
Les taxis bruxellois sont en effet soumis à une réglementation spécifique selon laquelle, d’une part, les tarifs pratiqués sont fixes[1] et, d’autre part, le nombre de taxis en circulation est limité[2] avec cette particularité que seuls les chauffeurs qui répondent à un certain nombre de critères de qualité (tenant par exemple, à la souscription d’une assurance taxi ou tenant à l’accomplissement d’examens professionnels) peuvent racheter la licence (agrément) qui leur permettra d’être actifs à Bruxelles[3]. En d’autres termes, le jugement du Tribunal de commerce condamne le business model d’Uber dans la mesure où celui repose précisément sur la concurrence des particuliers qui ne sont pas chauffeurs de taxi professionnels et agrémentés.
De manière fort surprenante, Uber ne s’est jamais présenté pour se défendre, en sorte que le Tribunal a donné droit à TRB sans sourciller, dans un jugement rendu « par défaut » (Trib. Comm. Bruxelles, 31 mars 2014, RG A/14/01645). Aujourd’hui, Uber affirme vouloir faire réformer le jugement du Tribunal de commerce de Bruxelles « par tous les moyens possibles ».
Un tel renversement de jurisprudence est-il possible ? La question revêt une importance toute particulière dans la mesure où le fonctionnement d’un nombre toujours plus grand de secteurs réglementés est – et sera encore dans le futur – remis en cause par la concurrence des particuliers, rendue possible par l’émergence de services numériques destinés à faciliter la rencontre de d’offres et de demandes complémentaires. Ainsi :
- Après Uber, la jurisprudence du Tribunal de commerce de Bruxelles pourrait ensuite condamner l’application belge Djump qui offre des services de covoiturage et invite ses utilisateurs à proposer une donation à leur chauffeur (plutôt qu’une rémunération).
- Dans un autre domaine, cette jurisprudence pourrait également être appliquée au site internet Airbnb, qui permet aux particuliers de mettre à louer leur appartement à la journée et entre en concurrence directe avec le secteur hôtelier.
2. Le droit européen permet de contester l’application de dispositions législatives nationales restreignant la concurrence (et imposant un agrément préalable)
Quels arguments pourraient permettre d’arbitrer ce type de litige ? Les opérateurs traditionnels (ici : les sociétés de taxi), peuvent invoquer la loi (l’ordonnance) qui impose le respect de critères de sécurité et de qualité.
Toutefois, en face, il nous semble que leurs nouveaux concurrents (Uber) pourraient utilement invoquer le respect des principes de libre concurrence, de libre circulation et de libre établissement contenus dans les Traités européen et qui priment le droit national. En effet, plusieurs arrêts rendus par la Cour de Justice de l’Union européenne invitent les juridictions nationales à examiner le bien-fondé des législations qui limitent la concurrence.
On lit ainsi dans une affaire dite des allumettes italiennes (C-198/01 du 9 septembre 2003) [4] que, confrontée à une législation nationale qui légitime ou renforce les effets d’un accord qui restreint la concurrence « plus particulièrement en ce qui concerne la fixation des prix et la répartition du marché », les autorités nationales ont « l’obligation de laisser inappliquée cette législation nationale ». Or, l’existence d’un numérus clausus limitant le nombre de licences et le nombre de taxis concurrents sur le marché constitue le paradigme même de la restriction de concurrence[5].
Ce principe était déjà posé par l’affaire Arduino (CJ, 19 février 2002, C-35/99), dans un arrêt formulé comme suit :
« S’il est vrai que, par lui-même, l’article 85 du traité (devenu article 101 TFUE) concerne uniquement le comportement des entreprises et ne vise pas des mesures législatives ou réglementaires émanant des États membres, il n’en reste pas moins que cet article, lu en combinaison avec l’article 5 du traité (devenu article 4 TUE), impose aux États membres de ne pas prendre ou maintenir en vigueur des mesures, même de nature législative ou réglementaire, susceptibles d’éliminer l’effet utile des règles de concurrence applicables aux entreprises. Il y a violation des articles 5 et 85 du traité lorsqu’un État membre soit impose ou favorise la conclusion d’ententes contraires à l’article 85 ou renforce les effets de telles ententes, soit retire à sa propre réglementation son caractère étatique en déléguant à des opérateurs privés la responsabilité de prendre des décisions d’intervention d’intérêt économique. »
A cela, un arrêt Cippola (C‑94/04 du 5 décembre 2006) ajoute que la fixation réglementaire des prix constitue une atteinte à la libre circulation des services dans la mesure où elle limite les choix de la clientèle. « Toutefois », précise la Cour, « une telle interdiction peut être justifiée dès lors qu’elle répond à des raisons impérieuses d’intérêt général, pour autant qu’elle est propre à garantir la réalisation de l’objectif qu’elle poursuit et ne va pas au-delà de ce qui est nécessaire pour l’atteindre »[6]. La Cour requiert donc des juridictions nationales qu’elles contrôlent si les restrictions portées par la loi aux principes de libre concurrence et de libre circulation sont légitimes et proportionnées.
3. La législation bruxelloise impose-t-elle à Uber une restriction de concurrence disproportionnée ?
En d’autres termes, il s’agit de déterminer si la disposition législative qui réglemente l’accès au marché (ici : l’Ordonnance bruxelloise réglementant l’accès à l’activité de taxi et dont la violation a permis de condamner Uber) est elle-même illégale parce qu’instituant une restriction de concurrence disproportionnée. Dans l’affirmative, le juge doit écarter l’application de la loi nationale.
Que penser ici ? Sans conteste, il s’agit d’une question délicate. L’évaluation du caractère proportionné ou disproportionné d’une mesure – particulièrement d’une mesure législative, à laquelle le parlement souverain a donné son aval – est toujours une question difficile, au sujet de laquelle deux personnes raisonnables peuvent diverger. Pourtant, à notre entente, plusieurs éléments laissent à penser que la restriction de concurrence imposée par la législation bruxelloise est excessive.
Deux éléments fondent principalement notre conviction. Premièrement, aucun « objectif légitime » n’a jamais été clairement défini. De manière assez déconcertante, l’Ordonnance bruxelloise se limite à affirmer que « Compte tenu de l’utilité publique du service, le nombre de véhicules pouvant être utilisés dans le cadre d’autorisations d’exploiter un service de taxis sur le territoire de la Région de Bruxelles-Capitale est limité », mais la nature de « l’utilité publique » invoquée n’est jamais précisée.
Deuxièmement, à supposer même qu’un objectif légitime existe, les mesures en cause nous semblent être disproportionnées dans la mesure où (i) la limitation du nombre de concurrents sur le marché et l’existence de prix imposés constituent les restrictions de concurrence traditionnellement considérées comme les plus graves, et où (ii) les restrictions tenant à l’existence de critères de qualité et de sécurité (formation complémentaire, assurance taxi, …), ne sont pas imposées à d’autres conducteurs qui se trouvent pourtant dans des situations analogues, voire quasiment identiques – tels que par exemple, les conducteurs qui pratiquent régulièrement le covoiturage.
Dans ces circonstances, il nous semble tout à fait légitime d’affirmer que l’Ordonnance bruxelloise relative aux services de taxis pourrait être écartée à l’occasion d’un prochain jugement, et Uber autorisé à Bruxelles.
On le voit, le législateur est parfois instrumentalisé par les opérateurs les plus anciennement actifs sur le marché en vue de les aider à préserver leur rente. Le droit de la concurrence offre aux nouveaux entrants (notamment, aux nouveaux concurrents issus de l’économie numérique) des opportunités pour répliquer.
Nous avons consacré un autre billet à l’affaire Uber.
Vous souhaitez en savoir plus à ce sujet ?
Contactez nous[1] Arrêté ministériel fédéral du 11 janvier 2002 fixant les prix maxima pour le transport par taxis.
[2] Arrêté du Gouvernement de la Région de Bruxelles-Capitale du 4 septembre 2003 fixant le nombre maximum de véhicules pour lesquels des autorisations d’exploiter un service de taxis peuvent être délivrées sur le territoire de la Région de Bruxelles-Capitale.
[3] Arrêté du Gouvernement de la Région de Bruxelles-Capitale du 29 mars 2007 relatif aux services de taxis et aux services de location de voitures avec chauffeur.
[4] CJ, 9 septembre 2003, Consorzio Industrie Fiammiferi (CIF) et Autorità Garante della Concorrenza e del Mercato (« allumettes italiennes »), C-198/01.
[5] CJ, 19 février 2002, Arduino, C-35/99.
[6] CJ, 5 décembre 2006, Cippola, C‑94/04.